À propos de la Commission
Par sa présence dans la cartographie, et en particulier sur la carte du monde, la toponymie d’un territoire est l’un des messages culturels qui connaît la plus grande visibilité. La toponymie d’une nation forme un discours porteur de son affirmation identitaire.
Quand la National Geographic Society des États-Unis a publié dans l’un de ses numéros mensuels de 1991 une carte du Québec qui indique, en français, Rivière aux Outardes, Péninsule de la Gaspésie, Rivière des Outaouais, Péninsule d’Ungava, Grande rivière de la Baleine et Montréal plutôt que « Montreal », etc., elle a envoyé un message important à ses millions de lecteurs :
L’affirmation de l’identité toponymique du Québec s’est développée tout au long du XXe siècle, au cours d’un processus administratif ininterrompu, amorcé par les pouvoirs publics il y a près de cent ans, avec l’institution d’un organisme responsable de gérer les noms de lieux dès 1912. « En créant une Commission de géographie, le Gouvernement de Québec n’a fait que suivre l’exemple des grands pays du monde qui ont tous reconnu l’utilité de corps analogues », comme le souligne le rapport d’activité du ministère québécois des Terres et Forêts, en 1921.
Cette institution toponymique est née d’une rencontre féconde entre langue et géographie : c’est en 1912 que le territoire québécois a vu doubler sa superficie et s’ajouter, au nord, des centaines de milliers de lieux naturels (lacs, rivières, ruisseaux, monts, pointes, îles…); et c’est également en 1912 que s’est tenu, à Québec, le Premier Congrès de la langue française au Canada, qui a fait le point sur la situation de cette langue non seulement au pays mais également en Amérique. Ce Congrès de même que la Société de géographie de Québec vont recommander au gouvernement du Québec la création d’un organisme pour gérer les noms de lieux du territoire québécois, que les missions d’exploration ont ou feront connaître, et pour améliorer la qualité et la quantité de français dans la toponymie. Dès le départ, la mission toponymique de l’État prend donc en compte la dimension double, géographique et culturelle, des noms de lieux : la fonction de permettre aux personnes de se repérer et de localiser des objets ou des événements, d’une part, et, de l’autre, celle d’exprimer, au moyen d’un message linguistique, le contenu culturel et historique d’une présence humaine spécifique. Le respect nécessaire de cette nature duelle des noms de lieux constitue la pierre angulaire du savoir que chaque génération de toponymistes transmet à l’autre.
La gestion de la cartographie de base du territoire est une tâche qu’accomplit traditionnellement l’administration centrale. À l’époque de la Nouvelle-France, ce sont les découvreurs, les administrateurs coloniaux, les cartographes au service du roi de France de même que les missionnaires catholiques à la fois évangélisateurs et découvreurs eux-mêmes qui ont inventorié, normalisé ou créé la toponymie nécessaire à la gestion du territoire. Cette nomenclature se composait de toponymes français et autochtones. À compter de la Conquête de la Nouvelle-France par les Britanniques en 1760, c’est une administration coloniale de langue anglaise qui assure le contrôle du territoire et de sa représentation cartographique. Il s’en est suivi que le Québec, qui comprend ce qui a formé le cœur de la Nouvelle-France, présente dans les documents et la cartographie de l’administration des régimes politiques postérieurs à la Conquête un visage territorial transformé complètement, durant près de deux siècles, par une traduction en anglais ou par une adaptation à la langue anglaise des noms de lieux qui étaient cependant en usage en français au sein de la grande majorité de la population depuis le début de la période coloniale, de même que par la création d’une toute nouvelle nomenclature en langue anglaise. Certes la création d’un organisme toponymique québécois a amorcé le renversement de cette tendance lourde anglicisante, mais même encore durant les années 1950 et 1960, la toponymie du Québec inscrite sur les cartes du ministère fédéral de l’Énergie, des Mines et des Ressources présentait un visage largement et artificiellement anglais.
La publication de répertoires de noms de lieux (1916, 1921, 1926, 1969) et de dictionnaires toponymiques sur les rivières et les lacs (1914, 1925), l’entretien de relations suivies avec l’administration fédérale et, surtout, la reprise, en 1962, des séances de la Commission de géographie, après une interruption d’une vingtaine d’années, sans pour autant que n’aient cessé durant cette période les travaux toponymiques et les relations avec l’administration fédérale, vont cependant favoriser le rétablissement du visage français de la toponymie québécoise. Un ample mouvement de « désanglicisation » toponymique est lancé en 1961 avec l’appui du ministre québécois des Terres et Forêts. Il se développe d’abord en direction de la création d’une toponymie de remplacement, en français, des noms anglais de lieux habités par les autochtones du Nord-du-Québec. Puis il s’oriente, à la fin des années 1970, vers la pleine reconnaissance de la toponymie autochtone qui devient désormais seule officielle pour désigner les villages autochtones.
Pour mener à bien leur réaménagement toponymique, les gestionnaires de la toponymie ont pu s’appuyer sur des circonstances particulièrement favorables durant les années 1960 et 1970 : le début des travaux du Groupe d’experts des Nations Unies pour les noms géographiques, dès 1960, et la tenue des conférences quinquennales des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques à compter de 1967, puis l’adoption de la Charte de la langue française par l’Assemblée nationale du Québec, en 1977. C’est cette législation qui a défini le mandat, les pouvoirs et les devoirs de la Commission de toponymie et de l’Office de la langue française.
À compter de 1960, les Nations Unies mettent donc sur pied des instances responsables de la question des noms de lieux, ayant pris conscience qu’il s’agissait là d’une préoccupation d’intérêt international. L’essentiel des travaux est orienté sur une seule des deux fonctions qu’exercent les noms de lieux : le repérage dans l’espace. Sont donc privilégiés les aspects de la gestion des noms de lieux qui ont trait à la cartographie, l’automatisation du traitement des données, la transcription des nomenclatures orales et l’adaptation des nomenclatures d’un alphabet à l’autre, notamment, le tout s’organisant en vue de la normalisation des noms géographiques.
Les Conférences des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques ont retenu comme principe général que la normalisation toponymique, pour fins internationales, doit s’appuyer sur la normalisation des nomenclatures nationales. Pour atteindre cet objectif d’une normalisation toponymique internationale fondée sur un effort mondial de normalisation exercé depuis les administrations des États du monde, il est nécessaire que chacun d’eux se dote d’une autorité toponymique compétente et active, et il est nécessaire aussi que ces organismes toponymiques fondent leur gestion sur des balises reconnues internationalement, en particulier pour le choix des noms à officialiser et leur écriture. Au Canada, les provinces, parce qu’elles sont propriétaires de leur territoire et des ressources naturelles, sont compétentes pour dénommer les lieux qui composent leur géographie. Le Québec, qui est une province canadienne, participe donc assidûment aux Conférences des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques et aux travaux du Groupe d’experts des Nations Unies pour les noms géographiques, au sein de la délégation du Canada.
Les balises de la normalisation toponymique internationale sont contenues dans le corpus de résolutions que ces conférences ont adoptées (1967, 1972, 1977, 1982, 1987, 1992 et 1998). Ces balises ainsi que le devoir, pour le Québec, de protéger son héritage culturel distinct, ont inspiré des politiques et des normes toponymiques qui, dans un souci d’équité, permettent une préservation de tous les patrimoines toponymiques présents sur son territoire, en même temps que le rétablissement de son visage français et la réhabilitation de la toponymie autochtone. >
Adoptée en 1977 par l’Assemblée nationale du Québec, la Charte de la langue française a accru les pouvoirs et les devoirs de la Commission de géographie, qui va s’appeler la Commission de toponymie à compter de ce moment. La Commission de toponymie est rattachée à l’Office de la langue française, qui lui fournit des services pour la gestion des ressources humaines et financières, pour l’hébergement de son site Web et pour le conseil juridique. La Commission et l’Office ont également en partage une même présidente. En ce qui a trait à la toponymie elle-même, à ses normes, à ses politiques, à ses méthodes de travail et aux produits et services qu’elle fournit aux citoyens et à ses autres clients, la Commission de toponymie est un organisme autonome.
Nantie de vastes pouvoirs, dont celui, exclusif, de l’officialisation des noms de lieux, la Commission de toponymie est devenue l’arbitre du jeu toponymique au Québec. En résumé, la Commission est compétente pour dénommer tout lieu du Québec, sauf lorsqu’une loi attribue un pouvoir de dénomination particulier à une autre autorité. C’est le cas pour le gouvernement, la Commission de la représentation électorale et les municipalités qui, respectivement, détiennent le pouvoir de dénommer les municipalités, les circonscriptions électorales et les voies de communication. La Commission de toponymie doit procéder à l’inventaire, à l’officialisation, à la conservation des noms de lieux et à la diffusion de la nomenclature géographique officielle. Elle doit également fournir son avis au gouvernement quand il le requiert. Elle peut cependant donner des avis de sa propre initiative au gouvernement et aux organismes de l’Administration. Elle doit aussi établir et normaliser la terminologie géographique, en collaboration avec l’Office de la langue française. Enfin, elle doit proposer au gouvernement les normes à respecter pour le choix et l’écriture des noms de lieux. Chaque année, la Commission fait paraître à la Gazette officielle du Québec les noms qu’elle a approuvés au cours de l’année administrative précédente. Dès cette publication, l’emploi exclusif de ces noms de lieux devient obligatoire dans les textes et les documents de l’Administration et des organismes parapublics, dans la signalisation routière, dans l’affichage public ainsi que dans les ouvrages d’enseignement, de formation ou de recherche publiés au Québec et approuvés par le ministre de l’Éducation.
Depuis 1912, les travaux de la Commission de géographie et de la Commission de toponymie ont eu un impact important sur la cartographie du territoire de même que sur la mise en valeur de la culture québécoise à travers sa nomenclature géographique. Ces travaux reposent sur une approche de francisation relative qui incorpore à la normalisation des noms géographiques, depuis 1977, l’esprit de la Charte de la langue française, l’une des lois fondamentales de la société québécoise. Cette approche de francisation relative concourt à la fois au progrès de la normalisation des noms de lieux dans le cadre des résolutions des Nations Unies et à celui du rétablissement du visage largement mais non exclusivement francophone de la toponymie du Québec. Cette forme d’aménagement linguistique s’appuie sur les principes suivants :
En ce qui a trait au choix de la langue des noms de lieux, la Commission distingue le traitement à appliquer à l’élément spécifique des noms de lieux (c’est-à-dire la partie du nom qui particularise le lieu à travers sa dénomination; par exemple Saint-Laurent dans Fleuve Saint-Laurent) de celui qu’elle réserve à l’élément générique des toponymes (c’est-à-dire la partie du nom de lieu qui exprime la nature du lieu en question; par exemple Fleuve dans Fleuve Saint-Laurent). Ce traitement se décrit comme suit :
En ce qui concerne le choix des éléments spécifiques des noms à officialiser, la Commission se laisse guider principalement par l’usage courant. Sauf exception justifiable, il est de règle de conserver dans leur langue les mots de la langue générale qu’un usage local a consacrés, en particulier si leur utilisation présente un intérêt certain en raison de leur valeur culturelle ou historique. Cependant, quand, dans sa forme écrite, un nom anglais, par exemple, est phonétiquement ou graphiquement similaire à un équivalent français, on peut choisir ce dernier comme spécifique du nom de lieu, si l’on se trouve dans un milieu francophone. Il peut être par ailleurs opportun d’ajouter un article ou une particule de liaison pour respecter les règles de la syntaxe de la langue française. En outre, sous réserve de la normalisation de leur écriture au moyen de majuscules et de traits d’union, la Commission maintient dans leur forme usuelle les noms de personnes et les toponymes qui entrent dans la composition des noms de lieux. De plus, dans les cas d’usage courant d’une forme française et d’une forme d’une autre langue pour le même lieu, la Commission privilégie la première si l’usage local en français est significatif. Enfin, les mots de la langue générale qui entrent dans la composition des toponymes créés par la Commission sont habituellement en français.
Pour ce qui est des éléments génériques des noms de lieux, leur langue est le français. Toutefois, la langue des génériques peut n’être pas française s’il s’agit d’entités géographiques naturelles d’importance locale dont le nom est en usage exclusivement dans une langue autre que le français.
Outre la question du choix de la langue de l’élément spécifique et de l’élément générique des noms de lieux, l’aménagement linguistique de la toponymie québécoise s’intéresse de près à la qualité de la langue et à la reconnaissance de l’apport du français québécois à la toponymie.
Les normes relatives à la qualité de la langue des toponymes diffèrent notablement de celles qui fondent la qualité de la langue générale. Les expressions idiomatiques, qui ne sont pas analysables selon une règle de la langue générale, foisonnent parmi les noms de lieux. Au nom de l’authenticité, on doit leur accorder une attention particulière. La langue de la toponymie admet des écarts sans y perdre en qualité. Par ailleurs, les particularismes du français québécois, et notamment les mots du paysage géographique qui appartiennent à la langue rurale traditionnelle, doivent conserver un rôle significatif. Par le langage toponymique, qui donne la parole au territoire, les traits distinctifs de la société québécoise ont pu se manifester spontanément. Il est essentiel de préserver ces toponymes qui expriment ces traits. La fragilité de la tradition orale rend urgent l’inventaire des noms de lieux qui demeurent encore inconnus de l’autorité toponymique et donc absents des cartes du territoire.
Des statistiques sur le volume de noms de lieux officialisés et sur la langue de leur élément spécifique témoignent de l’évolution de la situation toponymique au Québec par rapport aux 1051 noms que compte le premier répertoire de noms de lieux, publié en 1916.
Tableau 1. Taille du corpus des noms de lieux officiels du Québec |
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1916 | 1969 | 1978 | 2001-09-30 |
1051 | 33 214 | 61 381 | 216 759 |
Dans le tableau qui précède, l’année 1969 est celle de la publication du Répertoire géographique du Québec (nom du premier répertoire toponymique postérieur à la réorganisation de la Commission en 1962). L’année 1978, quant à elle, correspond à celle des premières décisions de la Commission de toponymie créée l’année précédente. Les statistiques de l’année 1978 incluent les renseignements sur l’odonymie officielle (c’est-à-dire la nomenclature des diverses voies de communication). Le traitement des odonymes a débuté quelques années avant l’adoption de la Charte de la langue française. Il constitue une réponse au besoin des sociétés modernes de situer le plus précisément possible l’activité humaine dans l’espace, en prenant en compte les adresses des individus, des organismes et des entreprises. Sans cette normalisation de l’odonymie, la circulation des personnes, des biens et des services se heurterait à bien des difficultés, comme la multiplicité des noms en usage pour un même lieu ou une même voie, ou encore l’existence d’un grand nombre de lieux ou de voies porteurs de noms identiques ou très semblables dans une agglomération. Pour les mêmes raisons aussi, le recensement des personnes éligibles à voter lors d’élections se révélerait plus ardu sans la normalisation des noms de lieux présents dans les adresses.
Le nombre actuel de 216 759 noms de lieux officiels, dont 98 954 odonymes, ne doit pas faire oublier combien faible est la densité toponymique du territoire québécois qui couvre environ 1 668 000 km2 : bien moins de 1 toponyme par kilomètre carré, soit 0,071. Quelques millions d’accidents géographiques (lacs, îles, pointes, ruisseaux, caps, etc.) demeurent en effet sans noms. En outre, en 1999, 49 des cartes topographiques d’échelle /50 000 qui couvrent le territoire québécois n’indiquaient toujours aucun nom officiel.
Par ailleurs, la croissance du volume de la nomenclature géographique officielle du Québec s’accompagne d’une transformation importante de sa composition linguistique.
Tableau 2. Répartition linguistique des noms de lieux officiels du Québec |
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1969 (aucun odonyme) |
1978 (avec les odonymes) |
2001-09-30 (sans les odonymes) |
2001-09-30 (avec les odonymes) |
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Français | 21 923 66 % |
45 400 73,9 % |
87 363 74,16 % |
174 451 80,49 % |
Anglais | 7 307 22 % |
8 392 13,7 % |
13 704 11,63 % |
23 052 10,63 % |
Autochtones | 1 560 4,7 % |
2 737 4,5 % |
11 635 9,88 % |
12 209 5,63 % |
Autres | 2 424 7,30 % |
4 852 7,9 % |
5 103 4,33 % |
7 047 3,25 % |
Noms officiels au total | 33 214 100 % |
61 381 100 % |
117 805 100 % |
216 759 100 % |
L’application, accentuée depuis 1977, des principes de la francisation relative – l’élément moteur de l’aménagement linguistique de la toponymie québécoise – a produit les résultats suivants :
Les noms de lieux officiels français sont ainsi passés de 66 % à 74 %, en n’incluant pas les odonymes, soit une augmentation de 8 %. Quand on ajoute les odonymes officiels, le gain est de plus de 14 % et la proportion atteint 80,49 %, un pourcentage comparable à celui des Québécois de langue maternelle française.
De leur côté, les noms officiels autochtones ont vu plus que doubler leur proportion dans la nomenclature officielle, passant de 4,7 % à près de 10 % si l’on ne tient pas compte de l’odonymie officielle. Étant donné que la plupart des autochtones du Québec, qui représentent environ 1 % de la population, vivent soit dans des réserves indiennes soit dans des villages du Nord-du-Québec, et que ces communautés sont desservies par très peu de voies de communication, il n’est pas surprenant que la proportion actuelle d’odonymes officiels autochtones n’atteigne pas 1 %.
En ce qui concerne la proportion de noms de lieux de langue anglaise présents dans la nomenclature géographique officielle du Québec, elle a diminué de moitié entre 1969 et aujourd’hui, peu importe que l’on retienne ou non les odonymes officiels dans la comparaison des situations. Cette diminution ne signifie cependant pas que la Commission de toponymie a procédé à un remplacement massif de noms anglais par des noms français ou autochtones. Cette situation révèle plutôt que les inventaires toponymiques ont produit un grand nombre de noms français et autochtones en usage et que l’application du principe de ne retenir qu’un seul nom officiel pour un lieu a favorisé ces derniers, qui, de toutes façons, se trouvaient en situation de rattrapage depuis leur longue occultation dans les documents officiels.
La catégorie Autres comprend quant à elle les noms d’autres langues, ceux qui peuvent appartenir à plus d’une langue et ceux dont l’appartenance linguistique n’est pas connue. Leur proportion tend à diminuer, surtout depuis que les moteurs de recherche installés sur les inforoutes permettent de trouver de l’information au sujet de noms de langue incertaine ou inconnue.
L’application de la Charte de la langue française et du traitement de francisation relative a donc produit des effets positifs pour chacun des grands groupes linguistiques présents dans la toponymie québécoise. Aucun n’est menacé de disparaître. Chacun voit son volume augmenter chaque année. À titre d’exemple, au cours de l’année administrative 2000-2001, la Commission de toponymie a officialisé, incluant les odonymes, 3 072 noms de lieux français, 521 noms de langue anglaise et 35 noms autochtones.
L’exploitation de la dimension patrimoniale de la toponymie est devenue un axe fondamental de l’activité de la Commission de toponymie à la fin du XXe siècle, pour des raisons qui plongent leurs racines dans le contexte de la société québécoise en Amérique aussi bien que dans l’évolution des idées en Occident.
Majoritaires au Québec, les francophones sont minoritaires au Canada, et bien davantage encore sur le continent nord-américain. La prise de conscience de ce statut de peuple minoritaire et de ce que la toponymie issue de l’héritage français est unique et vulnérable a favorisé le développement de l’idée selon laquelle la nomenclature géographique transmise par les générations qui nous ont précédés est un bien précieux qui concourt à distinguer la société québécoise du reste du continent. Cette idée s’est appliquée naturellement aussi à la toponymie autochtone du Québec, témoignage ethnologique de grande valeur de peuples minoritaires aussi, dont la survie de l’héritage culturel et linguistique représente un défi bien plus redoutable que celui auquel fait face la culture franco-québécoise. À cette situation de bien culturel précieux et vulnérable que représente la toponymie des peuples minoritaires s’ajoute le caractère mystérieux des noms de lieux autochtones dont la signification reste opaque pour l’immense majorité de la population, en raison des barrières linguistiques.
Le désir de voir se perpétuer la contribution des francophones à l’Histoire, à travers les témoignages transmis par les noms de lieux de langue française (un trait culturel qui s’exprime d’ailleurs à travers les programmes commémoratifs de plusieurs organismes privés ou publics, comme la Commission de toponymie, la Commission de la capitale nationale du Québec et la Commission franco-québécoise des lieux de mémoire communs), et le souhait populaire d’accéder à la signification des noms de lieux autochtones expliquent la montée de l’intérêt observé pour la dimension patrimoniale de la toponymie au cours du siècle dernier. Ce mouvement appartient sans doute aussi à cet autre, plus vaste, qui traverse l’Occident depuis le XIXe siècle, soit l’engouement pour l’Histoire et pour les monuments historiques, qui signale un besoin de rechercher ses racines pour se mieux connaître. Le temps où le patrimoine se confondait avec les monuments historiques et les œuvres d’art est révolu. L’intérêt manifesté par les individus et les collectivités pour leurs origines identitaires a proclamé patrimoniales de nouvelles catégories de la réalité, des héritages nouveaux à préserver et à mettre en valeur : les environnements naturels exceptionnels, les paysages urbains, les témoignages de la révolution industrielle, les savoir-faire remarquables comptent parmi ces figures émergentes.
Jadis placés sous la responsabilité d’individus ou de communautés de base, les éléments du patrimoine ont vu s’élargir leur base de responsabilité aux États où ils se trouvent, et même à l’humanité tout entière, théoriquement à tout le moins, par l’entremise d’organismes internationaux qui ont décrété la pertinence d’un intérêt universel pour certaines réalités. L’élargissement de la base de responsabilité du patrimoine s’est accompagné d’une institutionnalisation grandissante de son cadre de préservation et de mise en valeur. La Liste du patrimoine mondial que l’UNESCO a dressée illustre avec éloquence la prise en charge d’une partie du patrimoine de l’humanité.
Le contexte était donc propice, en 1987, pour accorder une reconnaissance officielle, de la part de la plus haute instance toponymique, à la dimension patrimoniale de la toponymie. Ainsi, à la faveur de la tenue à Montréal, au Québec, de la 5eConférence des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques, une résolution fut adoptée, par laquelle la Conférence a reconnu « l’importance des noms géographiques en tant qu’éléments significatifs du patrimoine culturel des nations » (extrait de la résolution 6). L’importance de cette résolution est d’autant plus grande que, jusque-là, cette instance onusienne ne s’intéressait qu’à la dimension technique des noms de lieux, celle de repères dans l’espace.
En 1992, la Sixième Conférence fait un pas de plus et déconseille la modification abusive des noms géographiques qui ont déjà été fixés par un organisme légalement constitué et agréé à l’échelon national, « Appréciant l’importance culturelle et historique des noms géographiques » et « Consciente que la modification délibérée des noms géographiques est un acte délicat qui risque de faire disparaître un patrimoine culturel et historique » (New York, résolution 9).
Par ailleurs, lors de la 18esession du Groupe d’experts des Nations Unies pour les noms géographiques (Genève, 1996, Toponymie et patrimoine : problématique et perspectives, document de travail no 25), la Commission de toponymie a soutenu qu’une gestion harmonieuse des patrimoines toponymiques devrait intégrer l’identification, la préservation et la mise en valeur de ce patrimoine. L’ancienneté du nom, sa relation significative avec la collectivité qui l’utilise et la rareté d’un phénomène toponymique pourraient guider l’évaluation de la valeur patrimoniale des toponymes. De plus, les balises qui guident les autorités toponymiques dans le choix des noms à officialiser devraient indiquer explicitement que le remplacement de noms géographiques reconnus pour leur valeur patrimoniale est inopportun. Il n’apparaît pas suffisant, par ailleurs, d’identifier et de préserver le patrimoine toponymique. Une gestion proactive du dossier commande la mise en valeur de cette ressource culturelle dans la perspective du développement durable. La Commission de toponymie a ainsi orienté une part importante de son activité (conservation, diffusion et avis) du côté de la préservation et de la mise en valeur du patrimoine toponymique national québécois.
Au Québec, l’intérêt pour la toponymie en tant qu’élément significatif du patrimoine culturel national influence en profondeur la gestion des noms de lieux. La préservation et la mise en valeur de ce patrimoine sont intégrées au processus normal du traitement toponymique, et en particulier pour ce qui concerne la conservation et la diffusion de la toponymie et des avis que la Commission de toponymie formule.
Lorsqu’on retire un nom géographique de la nomenclature officielle et que ce nom est ancien et, parfois, le seul exemplaire de son espèce, c’est le patrimoine national qui s’appauvrit. En effet, un nom qui se voit retirer son statut officiel n’est plus diffusé par les supports d’information courants (plaques de rues, panneaux de signalisation, cartes routières, cartes topographiques, annuaires téléphoniques, bases de données des inforoutes, etc.). À plus ou moins brève échéance, il sort de l’usage courant et de la mémoire collective. Son maintien dans les archives est un pis-aller : sorti de l’usage, un toponyme ne peut diffuser ni contenu culturel ni la musique de ses phonèmes ni les images géographiques qui lui sont associées : il cesse alors d’être une source d’inspiration. Or certaines pratiques administratives et certaines attitudes contemporaines menacent directement ou insidieusement l’intégrité de ce patrimoine.
Au Québec, des menaces directes au patrimoine toponymique viennent de la réforme des structures municipales qui tantôt favorise tantôt impose le regroupement de municipalités. La conséquence la plus importante de cette réforme est la diminution du nombre de municipalités. Ainsi, chaque fois qu’un regroupement municipal se réalise, il a pour conséquence d’éliminer un certain nombre de noms de municipalités. La Commission de toponymie s’efforce de maintenir dans la nomenclature géographique officielle ces noms d’anciennes municipalités en les attribuant à des secteurs des nouvelles municipalités. Il s’agit en quelque sorte d’une forme de recyclage de noms de lieux. La Commission a inscrit à son plan d’action pour la période 2001 - 2004 son engagement à recycler au moins 50 % des noms de municipalités qui disparaissent au cours des opérations de regroupement. Pour que le recyclage soit un succès, il importe de maintenir dans la signalisation routière la présence des noms recyclés, une activité qui relève cependant du mandat du ministère des Transports ou des villes nouvelles.
Le patrimoine toponymique fait face également à une menace plus insidieuse, qui s’exprime par le rejet, au moment de l’accession à la modernité, à son mode de vie et à ses valeurs, des patrimoines traditionnels issus du monde rural. On a observé le développement de cette attitude dans plusieurs municipalités rurales, au moment de la mise à jour de leur nomenclature odonymique. Ces opérations de mise à jour ont souvent conduit à l’abandon de noms anciens qui véhiculaient des anecdotes historiques ou savoureuses, au profit de systèmes artificiels de dénomination souvent basés sur la simple numérotation des voies. Tout se passe comme si l’attachement aux noms traditionnels était devenu incertain, parce qu’ils représentent une menace à l’image nouvelle, moderne que veulent se donner nombre d’administrations municipales.
L’érosion du patrimoine toponymique est un processus actif. Il s’impose de le contrer par des mesures de préservation et de mise en valeur.
La conservation des noms de lieux du Québec repose sur TOPOS, la base informatisée de données toponymiques de son territoire. Chacun des quelque 350 000 enregistrements de noms comprend 31 champs d’information, incluant les paramètres de localisation du lieu, le statut du nom et les données de base relatives à son traitement. La base de données contient aussi un certain nombre de champs qui ont un rapport direct avec la dimension patrimoniale du nom de lieu :
La codification du contenu linguistique et sémantique offre la possibilité d’effectuer des recherches spécialisées sur une foule de témoignages socioculturels présents dans la toponymie québécoise. On peut ainsi dresser la liste des noms inuit qui font référence à des désastres naturels; celle des noms de langue française associés à l’idée de science ou de technique; celle des noms autochtones, ou anichinabés (algonquins) seulement, qui se rapportent au règne animal; celle des noms de langue française pour une région donnée ou pour l’ensemble du territoire; etc.
Le patrimoine toponymique qui intéresse au premier chef la Commission de toponymie ne se limite pas aux seuls noms de lieux du territoire québécois. Il embrasse aussi celui que les Québécois ont en partage avec tous les francophones du monde : le patrimoine des exonymes de langue française, c’est-à-dire les noms de lieux en français qui désignent de façon traditionnelle les lieux qui possèdent un nom officiel local distinct et non français. Par exemple, Londres et Moscou sont les exonymes français respectifs de London et de Moskva. À travers la nomenclature exonymique, c’est le regard d’une nation, d’un groupe linguistique qui se pose sur l’étranger. À titre de mesure de préservation de ce patrimoine linguistique et afin aussi de mettre les usagers sur la piste des noms locaux officiels, les autorités toponymiques du Québec et de la France ont conçu le projet de développer, de concert, une base de données des exonymes de langue française et de rendre cette base accessible depuis Internet. Ce projet est en cours. Il comprendra non seulement les noms de pays, ceux des grandes divisions administratives, ceux des capitales, mais également la nomenclature des accidents géographiques naturels majeurs qui ont des noms traditionnels en français.
Pour maintenir vivant un patrimoine toponymique, pour qu’il puisse continuer d’inspirer les créateurs, il n’est pas suffisant d’en assurer la conservation : le diffuser est indispensable. De 1912 à 1998, ce sont les documents imprimés, essentiellement des répertoires, qui ont assuré la diffusion de la nomenclature géographique officielle du Québec. Depuis, cette nomenclature est accessible en tout temps et gratuitement à partir de TOPOS sur le Web, la base de données toponymiques couplée à un moteur de recherche.
Les quelque 6000 noms de lieux dont la valeur patrimoniale est la plus élevée ont connu une diffusion privilégiée dans le dictionnaire illustré Noms et lieux du Québec publié en 1994 et en 1996. Le contenu du Dictionnaire a fait l’objet d’une adaptation électronique sur cédérom, en 1997. Il y est possible d’effectuer des recherches sur les noms ou les mots que l’on désire. Le contenu de ces rubriques a été versé dans TOPOS sur le Web, une base de données qui, chaque mois, s’enrichit au rythme de centaines de nouvelles rubriques sur l’origine et la signification des noms de lieux. Par ailleurs, la Commission de toponymie a entrepris de publier des ouvrages imprimés consacrés à la toponymie des nations autochtones du Québec. Ce projet est en cours. Enfin, considérant que la production de dérivés adjectivaux de noms de lieux et de gentilés (un gentilé est le nom des habitants d’un lieu) est une activité qui enrichit la langue française, la Commission a assuré la publication du répertoire québécois de ces gentilés et des dérivés adjectivaux correspondants.
Avant de remplacer officiellement le nom d’un lieu d’importance significative ou un nom ayant une valeur culturelle ou historique, la Commission de toponymie a adopté, en janvier 2000, une mesure de protection du patrimoine toponymique qui prévoit qu’elle publie dans les médias un avis signalant son intention de remplacer tel nom de lieu par un autre. Pour la Commission, le recours à de tels avis d’intention publics vise à permettre aux citoyens de faire connaître leur opinion, à favoriser la stabilité de la toponymie officielle et à éviter la création de ressacs consécutifs au remplacement de noms officiels. Le sentiment d’appartenance qui entoure les noms de lieux historiques incite à la plus grande prudence quant à tout projet de les modifier.
Par ailleurs, dans le dessein de faire prendre conscience aux autorités politiques de la valeur patrimoniale de la toponymie et de l’existence d’un lien solide entre la préservation et la mise en valeur de cette toponymie, d’une part, et l’intérêt public, de l’autre, la Commission a fourni un avis sous forme de mémoire au Groupe-conseil chargé, par la ministre de la Culture et des Communications, de préparer un projet de Politique du patrimoine culturel du Québec. En réponse à cet avis, le Groupe-conseil a inscrit dans sa proposition qu’il adresse à la Ministre, publiée en novembre 2000, des recommandations pour inclure officiellement la question de la toponymie dans la future politique gouvernementale du patrimoine culturel du Québec. Cette prise de position de la part d’un conseil de sages ouvre maintenant la voie à l’inclusion dans la loi d’un devoir nouveau pour la Commission de toponymie : celui de préserver autant que possible la toponymie qui se signale par sa valeur culturelle ou historique et de la mettre en valeur.
La création, dans les années 1960, d’un forum réunissant les experts toponymistes du monde et l’organisation, sous l’égide des Nations Unies également, de conférences quinquennales sur la normalisation des noms géographiques ont favorisé l’émergence d’un réseau de relations bilatérales et multilatérales entre les différentes autorités toponymiques. Les échanges d’information et d’expertise qui en ont résulté ont favorisé la diffusion des savoir-faire et la réalisation commune de projets sur les noms de lieux.
Le parcours de la Commission de toponymie du Québec s’est largement inspiré de ce mouvement d’ouverture au monde. Il s’est développé suivant deux axes complémentaires : d’une part, l’approche multilatérale basée sur la participation, au sein de la délégation canadienne, aux sessions du Groupe d’experts des Nations Unies pour les noms géographiques et aux conférences quinquennales, lesquelles sessions et conférences ont conduit à l’adoption de normes bénéficiant d’une reconnaissance universelle; d’autre part, une approche bilatérale, avec des partenaires qui présentent des affinités linguistiques – la France, au premier chef – ou politiques – des États autonomes, comme la Catalogne ou le Pays Basque espagnol – , au sujet de projets d’intérêt commun dont la réalisation se trouve en quelque sorte stimulée par l’existence de ces affinités.
La participation de la Commission de toponymie aux forums onusiens depuis plus de 40 ans lui a permis de mettre au point une procédure de traitement des noms de lieux respectueuse des plus hauts standards dans le domaine. Cette participation continue lui a offert également la possibilité de faire connaître et de diffuser sa propre expertise, à savoir, principalement, la loi québécoise qui confie à la Commission le mandat de la gestion toponymique nationale. La Commission a su aussi développer l’expertise nécessaire pour organiser des événements toponymiques d’envergure internationale (le Congrès international sur la toponymie française d’Amérique du Nord, à Québec, en 1984; la Cinquième Conférence des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques, à Montréal, en 1987; le Stage international de formation à la toponymie organisé à l’intention des pays francophones, à Québec, en 1988). De nouveau, durant l’année 2000, la Commission a pu transmettre son expertise à l’étranger en assurant, au Pays Basque espagnol, une formation à la gestion de la toponymie.
Par ailleurs, du côté de la France, faisant suite à une série de missions menées de chaque côté de l’Atlantique depuis les années 1970, les autorités toponymiques françaises et québécoises ont convenu, en janvier 1994, qu’il était de leur intérêt mutuel de conclure une entente formelle de coopération. Elle a été renouvelée en mars 2001. Grâce à cet accord, des projets concrets d’intérêt commun peuvent voir le jour, avec une économie de ressources, en raison du partage des tâches. La publication d’un ouvrage illustré sur la toponymie que le Québec et la France ont en commun (La France et le Québec : des noms de lieux en partage, 1999) constitue un témoignage significatif d’une mise en valeur d’un patrimoine de même souche. Le projet en cours visant le développement d’une base de données des exonymes de langue française va permettre quant à lui de donner à un autre patrimoine toponymique partagé une large audience grâce à sa diffusion sur le réseau des inforoutes.
Enfin, c’est grâce à la coopération bilatérale de la France et du Québec que la Division francophone du Groupe d’experts des Nations Unies pour les noms géographiques a pu voir le jour. Créé en 1998, ce nouveau forum qui réunit les experts francophones se veut l’instrument par lequel les pays les moins avancés dans la normalisation de leur toponymie pourront bénéficier d’un transfert d’expertise de la part d’États du Nord comme la France, le Québec, le Canada et la Belgique. Un plan d’action adopté pour l’année 2000 prévoit, entre autres, la mise sur pied d’un système de subvention de la participation d’experts des pays du Sud à ces rencontres organisées sous l’égide des Nations Unies. C’est aussi la Commission de toponymie du Québec qui est chargée d’héberger et d’entretenir le site Web de la Division.
Neuf décennies de travaux toponymiques ont permis au Québec de rétablir sur une base officielle une nomenclature géographique vivante qui reflète adéquatement la composition majoritairement francophone et plurielle de sa population. Ces travaux ont en outre multiplié par dix le nombre de lieux porteurs d’un nom officiel (sans tenir compte des noms de voies de communication), depuis le premier répertoire de 1916. Ils ont assuré la réhabilitation de la toponymie autochtone, véhiculée essentiellement par la tradition orale et menacée de sombrer dans l’oubli. Ils ont permis la mise sur pied d’une base de données riche de renseignements sur la localisation des lieux et sur le contenu historique et culturel sous-jacent à la nomenclature géographique. Ils ont débouché enfin sur la formulation d’une législation énonçant le mandat toponymique de l’État, sur la désignation de la toponymie comme élément significatif du patrimoine national et sur l’établissement de partenariats internationaux et de relations utiles sur cette scène.
Quant à l’avenir, il en va pour la toponymie comme pour les autres programmes gouvernementaux. D’une part, si les travaux débouchent sur des réponses, ils suggèrent en même temps de nouvelles questions et font découvrir des voies inconnues ou à peine entraperçues jusqu’ici. En effet, les ressources qui sont à la disposition de l’État pour administrer ses programmes n’augmentent plus. Nous croyons qu’il est possible néanmoins d’accomplir des progrès notables le long de trois axes : la communication entre toponymistes, la précision de l’information géographique et l’enrichissement du contenu culturel des noms de lieux.
Il apparaît facile d’améliorer la communication entre les toponymistes grâce aux ressources des inforoutes : par exemple, en mettant sur pied des forums de discussion électroniques à l’intention d’interlocuteurs locaux, nationaux ou internationaux; en créant un bulletin de liaison électronique comme instrument de fédération des différents comités de toponymie qui sont à l’œuvre sur le territoire québécois; en diffusant sur Internet une formation à la gestion de la toponymie.
En ce qui a trait à la fonction de repérage qu’assurent les noms de lieux, il est envisageable d’accroître la précision de l’information de la base de données québécoise en ajoutant des champs pour exprimer l’inclusion d’un lieu dans un autre, l’altitude des éléments du relief, la longueur des cours d’eau, la localisation de leurs sources, la dimension, la superficie et la profondeur des nappes d’eau, etc.
Enfin, les perspectives du côté du contenu culturel se présentent nombreuses. Il s’impose naturellement de poursuivre l’inventaire des toponymes attestés par l’usage local mais qui n’ont pas encore été recueillis. Par ailleurs, la fréquentation croissante des zones nordiques et l’ouverture de ces territoires au développement économique rend nécessaire la dénomination d’accidents géographiques jusqu’ici dépourvus de noms. Nous devons développer des procédés de création de noms à la fois évocateurs et d’utilisation commode. Pour ce faire, le recours à des expressions savoureuses ou poétiques puisées dans la littérature apparaît comme une voie parmi plusieurs possibilités intéressantes au nombre desquelles figure aussi le recyclage de noms de lieux disparus ou de toponymes remplacés. Nous comptons en outre poursuivre l’enrichissement de notre base de données en fournissant au public l’origine et la signification de dizaines de milliers de noms et nous projetons aussi de rendre accessibles sur Internet des images (photographies, dessins, peintures…) montrant les lieux nommés et des enregistrements sonores pour indiquer la prononciation des noms ou leur associer, par exemple, le témoignage des aînés. Il est également envisageable d’utiliser les inforoutes pour diffuser le vocabulaire issu de la géographie : les gentilés et les dérivés adjectivaux des noms de lieux, bien sûr, mais également les termes vernaculaires franco-québécois qui expriment les éléments géographiques traditionnels du monde rural.
La réalisation de ces projets ou d’autres exigera des ressources significatives, à un moment où celles de l’État apparaissent plus que jamais limitées. De nouvelles façons de faire seront nécessaires, qui feront appel à des capacités adaptées au nouveau contexte : la capacité de coordonner l’action de partenaires appartenant à des organisations distinctes et celle de conserver vivant leur intérêt pour des activités qui ne sont pas nécessairement prioritaires à leurs yeux, la capacité d’intégrer en un ensemble fonctionnel de l’information provenant de diverses bases de données, voilà donc un aperçu des défis du XXIe siècle : une gestion proactive et capable d’adaptation rapide à la transformation du milieu. À ces contraintes administratives viendront s’ajouter des effets secondaires de la mondialisation de l’économie, soit les pressions qui s’exercent sur les différentes cultures du monde et qui risquent même de menacer la survie de celles qui n’auront pas la force ou qui n’assumeront pas leur responsabilité d’affirmer leur personnalité sur les différents marchés du monde. Le grand enjeu, pour la toponymie, c’est le maintien d’un patrimoine toponymique mondial diversifié. Et la défense de ce patrimoine passe d’abord, croyons-nous, par une gestion rationnelle des États de leur ressource toponymique et par la participation assidue des autorités toponymiques nationales aux travaux des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques.
Marc Richard, géographe
Commission de toponymie
Québec, 17 avril 2002
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Date de la dernière mise à jour : 2023-08-04